Tandis que le cinéma français ne s’est jamais aussi bien porté, avec une fréquentation et des exportations en hausse, c’est l’inverse pour la fiction française TV dont la production baisse, avec une innovation et une ambition artistique réduites à peau de chagrin. Et si l’explication était là où on ne la cherche pas d’habitude, c’est-à-dire […].
6 MIN. DE LECTURE
Tandis que le cinéma français ne s’est jamais aussi bien porté, avec une fréquentation et des exportations en hausse, c’est l’inverse pour la fiction française TV dont la production baisse, avec une innovation et une ambition artistique réduites à peau de chagrin. Et si l’explication était là où on ne la cherche pas d’habitude, c’est-à-dire dans son modèle économique intrinsèque ?
Si certains ou certaines comme Françoise Ménidrey (cf. une directrice de casting juge avec pessimisme le marché audiovisuel français) évoquent la frilosité des diffuseurs qui cherchent à se rassurer sans cesse en jouant sur les mêmes ressorts et en misant toujours sur les mêmes têtes, ou lorsque d’autres déplorent le manque de formation de nos auteurs et des séries trop artisanales pour s’exporter, comme l’a souligné le directeur de la fiction de Canal+, Fabrice de la Patellière, il apparaît surtout que la fiction française souffre d’un mal plus profond qu’un manque de talent, d’expérience, ou même d’ambition.
La fiction française souffre d’un manque cruel de recettes !
En effet, tandis que les studios américains sont florissants, alors même qu’ils prennent parfois de grosses raclées au box office comme je l’évoquais récemment avec l’analyse de l’échec de John Carter dans un billet dédié sur le flop mondial de John Carter, Disney a tout de même annoncé un profit record pour 2012, s’étant rabattu sur d’autres sources de profit. Les américains auraient-ils trouver le moyen de déconnecter le succès au box office des recettes globales engendrées ? Quel est donc leur secret ? Auraient-ils trouvé d’autres moyens de gagner de l’argent que la pure et simple diffusion ?
- Émergence du phénomène des « LICENCES » : comme je l’évoquais dans mon précédent billet sur le reboot de Spiderman, les studios ont pu compter sur l’explosion des recettes générées par les licences de tout leur catalogue de films et séries dont les adaptations TV, animées, remakes, reboots, sont légions. Mais ce qui est nouveau depuis 2010, c’est que ces rentes proviennent surtout des nouvelles plateformes de téléchargements en ligne comme Amazon, Hulu ou encore Netfix. Si ces revenus étaient encore négligeables il y a quelques années, aujourd’hui, ils sont le nerf de la guerre, car ils ne demandent aucun investissement publicitaire ou financier et viennent constituer un profit pur sur des produits déjà amortis par ailleurs.
Quand on compare avec notre fiction nationale, on voit bien que nos catalogues sont complètement sous-exploités surtout parce que les volumes produits sont très faibles et ignorés même par les professionnels qui les détiennent. Comme des terres en jachère, des milliers de potentiels remakes, reboots, adaptations dorment dans les tiroirs. Quand on pense qu’il n’y a qu’une case patrimoniale sur le service public, il y a de quoi pleurer.
- Essor de la VOD : jusqu’ici limité à une rente négligeable, la VOD engendre aujourd’hui des revenus substantiels pour les studios, surtout depuis qu’elle s’est déployée aux chaînes du câble et celles à abonnements. En 2012, les studios ont signé des deals avec les diffuseurs du câble qui distribuent dorénavant leurs productions. Vous trouvez ainsi les productions SONY sur HBO ou Comcast, qui proposent en plus des versions adaptées aux smart phones et autres i-pads. Ces deals sont censés rapporter des centaines de millions de dollars dans les deux prochaines années.
Quand on sait qu’en France, les chaînes limitent elles-mêmes les rediffusions de leur fiction en propre (car elles ne veulent pas en payer les droits associés), et qu’elles préfèrent diffuser quitte à se ridiculiser avec des scores médiocres, comme le cas de la série Duo que j’évoquais dans un billet précédent, alors que France 2 aurait pu lui trouver une place honorable sur la TNT par exemple ; sans parler des gué-guerres entre TF1 et Canal+ via CSA interposé, comme le rappelait Sullivan Le Postec dans son article : Et tranquillement, le CSA proposa de tuer la fiction française… On se dit qu’on marche sur la tête. Bref là aussi, tout fonctionne comme si nos diffuseurs ne voulaient pas gagner d’argent avec leurs fictions.
- Exportations mondiales : les studios hollywoodiens ont créé des produits via leurs blockbusters en 3D qui plaisent à un grand nombre de pays en développement comme la Russie, la Chine, la Corée, ou encore le Brésil dont ils ont pris en otage les box-offices. La Chine s’est récemment équipée d’écrans 3D (cf. ma news dédiée sur la conquête chinoise d’Hollywood), et renvoie pas moins de 20% des profits générés sur son sol aux maisons mères américaines. Quand on sait qu’un film comme The Avengers a rapporté presque 750 millions de dollars à l’étranger alors que le box office américain régressait de 4% en 2011, on comprend mieux pourquoi les studios affichent une santé florissante.
Rapporté à notre marché national, même si quelques films réalisent de bonnes performances à l’étranger, nous sommes encore très loin d’une couverture mondiale. La fiction et le cinéma français dépendent encore à 99% de leur marché domestique, les exportations constituant quelques miettes qui ne couvrent pas même les frais de promotion. La langue, les formats non adaptés, les volumes trop faibles, la faiblesse de concepts trop franco-français (low concepts) ne nous permettent pas de compenser et d’exister en dehors de nos frontières, ou trop peu. C’est dommage. Quand on voit les revenus que les autres arrivent à en tirer, ça fait pourtant envie.
Pour en savoir plus sur la différence entre un low et un high concept, je vous renvoie à la masterclass Le high concept, ou comment vendre son premier scénario à un producteur. - Rationalisation des coûts : devant l’inflation des budgets, les studios ont réussi à faire baisser leur facture en associant les stars aux bénéfices, leurs risques sont ainsi partagés et les coûts sont drastiquement maîtrisés. Pour un acteur bankable payé en nominal 10 millions de dollars par exemple, ce dernier n’en touche concrètement que 2, car les 8 restant sont soumis à la performance du film. Bien évidemment, ces deals sont tenus secrets des deux côtés, mais la pratique est largement répandue.
Comparativement, en France, c’est exactement l’inverse qui est pratiqué. Certaines stars du petit écran français peuvent prétendre jusqu’à 15% du budget total (alors que le scénario est payé entre 2 et 5% dans le meilleur des cas). On voit là aussi que la ventilation du budget n’est pas à l’avantage de nos fictions qui souffrent d’un manque de moyens alloués aux décors, à la lumière ou encore au son, alors que paradoxalement, les montants totaux soutiennent parfois la comparaison avec leurs homologues américaines. Nous faisons là encore exactement l’inverse d’une gestion rigoureuse qui pourrait permettre d’abaisser les coûts et donc de dégager plus de recettes.
- Production de séries TV : c »est la source principale des profits d’Hollywood (jusqu’à 75% pour un studio). Tous les studios produisent des séries TV pour le câble et le hertzien, mais c’est le câble qui a absorbé l’essentiel de la croissance et qui redistribue la majorité des revenus, car ses grilles sont remplies de leurs productions. Le réseau A&E américain n’engrange pas moins que 20 milliards de dollars de revenus par exemple.
À titre de comparaison, la TNT et le câble français, même s’ils profitent un peu du catalogue des chaînes premiums, diffusent essentiellement des programmes étrangers achetés à bas coûts. Là encore, les chaînes ne rentabilisent pas forcément leur catalogue en propre (même si elles mutualisent leurs acquisitions de programmes étrangers) : encore une source de profit qui est minorée sur un modèle qui repose encore trop sur la publicité (à plus de 75%).
Encore un mal de plus à ajouter sur le dos de nos productions nationales qui pâtissent du désintérêt des financiers, les mêmes qui déplorent pourtant que la fiction française ne soit pas rentable.
C’est tout le système qu’il faudrait réformer pour commencer à gagner de l’argent avec la fiction française
Le mal, dont souffre nos productions nationales, est donc surtout lié à un problème de mentalités. Alors que les productions de flux se portent à merveille, que la filiale française d’Endemol est la plus puissante d’Europe, la fiction sous sa forme TV ou cinéma est encore trop cloisonnée à un artisanat sans débouchés commerciaux.
Tant que le modèle économique tournera sur lui-même en coutant plus qu’il ne rapporte, sauf quelques exceptions, nous n’arriverons pas à sortir de l’ornière. Heureusement, la chute des monopoles (TF1 est passée à son plus bas historique au mois de juin 2012 avec une moyenne de 20% de pda) oblige les différents acteurs à se repositionner : qui sera le premier à trouver le trésor caché de la fiction ? Les paris sont ouverts : sur qui misez-vous ?
Fabrice O.
Bonjour Julie !
Pour aller dans le sens de votre billet, il y a cette article http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/07/09/pascal-josephe-en-france-les-passerelles-entre-univers-numerique-et-medias-sont-trop-etroites_1730576_3246.html
En le lisant , je me suis dit qu'il y avait un enjeu politique, économique et culturel dans la question que vous soulevez. Ce qui m'a amené à penser qu'il y avait un travail de lobbying à faire auprès des politiques. Au moins pour qu'ils prennent les décisions afin de transformer le Service Public et qu'il deviennent un vrai laboratoire qui donnera l'impulsion en matière de création fictionnelle originale. Faudrait-il un think tank High Concept ???
Je n'ai jamais compris pourquoi on laissait mourir certaines oeuvres françaises comme 20 milles lieux sous les mers, ou Fantomas. Ya moyen de revisiter ces oeuvres passées et de fédérer un public large. Christophe Gans voulait adapter ces deux monuments français. Dans un cas il s'est cassé les dents à cause d'investisseurs qui ne croyaient pas en Russel Crowe (c'était avant le carton de Gladiator).
A quand un Fantomas en série ???
Anonyme
bonjour Julie,
votre raisonnement a l'air très solide (même si j'avoue que l'économie pour moi, c'est comme la science-fiction pour mon comptable). Mais savez-vous si des gens pensent comme vous en France ? Et si non, pourquoi ? Qu'est-ce qui bloque ? En tout cas, je ne sais pas si votre voix est entendue en haut lieu, mais si ce n'est pas le cas, il serait peut-être temps de monter au créneau, non ? En tout, cas, keep on ze good work, je me sens moins neuneu après vous avoir lu.
koko, scénariste
Anonyme 007
Un think tank High Concept, excellente idée, Fabrice. Si ça devait se faire un jour, je propose modestement ma candidature au poste de laborantin en méthamphétaline fictionnelle et je suis prêt à me sacrifier pour tester sur moi de nouvelles substances scénaristiques addictives.
Plus sérieusement, je suis positivement impressionné par l'acuité de votre analyse, chère Julie. En dehors de votre activité de scénariste, vous n'avez pas envisagé de faire de l'entrisme consultatif au sein des diffuseurs? Administrer des doses régulières de lubrifiant créatif pour huiler les rouages de décision en matière de diffusion (et surtout de parti-pris éditoriaux clairs et innovants) paraît indispensable, tant l'ensemble des données collectées sur les arcanes de la profession semble indiquer un grippage préoccupant du côté des chaînes. Et chacun sait qu'une chaîne grippée rouille (ou tombe malade)…que la transmission marche forcément moins bien.
Démonstration très documentée, donc, mais je reste persuadé que le problème de recettes est étroitement lié à un choix (et non un manque) d'ambition…donc à un changement des mentalités. En toute modestie et en toute conviction, je pense que c'est autrement plus dur à améliorer que la technique des scénaristes présents sur le marché (même si toute remise en question est également bonne à prendre).
Continuez de nous nourrir d'interrogations et de réflexions, c'est un virus fertile qui devrait bien finir par contaminer positivement quelques esprits forts…
Anonyme
Prions pour que la fiction nationnale ne laisse pas filer, sous son nez, son ministre de l'économie.
Félicitations pour votre recherche de solutions.
High concept
@Fabrice et premier anon : l'article que vous citez et très intéressant, et fait tout à fait écho à ce billet. Effectivement, je ne suis pas la seule heureusement à faire ces constats, peut-être sommes-nous un peu moins nombreux à en chercher les causes plus fondamentales en terme de modèle économique et à essayer de les systématiser. Je vous prépare ainsi pour la rentrée un digest de l'ensemble de mes analyses sur le sujet avec un cycle dédié : gros teasing (:-)
@007 : vous avez donc bien sûr raison. Tant que les professionnels de la fiction ne se considereront pas comme des industriels du divertissement avec des scénaristes formés traités comme des experts et des potentiels showrunners, des producteurs qui produisent (avec leurs fonds propres et pas seulement avec l'argent des chaînes ou du CNC) et des diffuseurs volontaires (qui investissent sur la fiction et pas seulement qui la subissent avec ses quotas), nous ne sortirons pas de l'ornière. Heureusement, le marché (globalisé) reprend parfois ses droits de façon brutale et obligera l'ensemble du secteur à sortir du bois, sous peine de mort lente par asphyxie (ce qui nous arrive à peu près en ce moment). À vos high concepts donc, car quand l'appel d'air va se faire et il pourrait arriver plus vite que prévu, on cherchera partout de nouveaux talents avec des projets innovants. Les premiers à pitcher seront donc les premiers servis. À bon entendeur…
Pierre-Antoine Favre
En complément des raisons évoquées pour expliquer la situation actuelle de la fiction française, j’ajouterais également que la logique des investisseurs est loin d'être toujours adaptée à la nature économique des projets qu’ils financent.
En effet, là où la dimension « prototypale » de la création de fiction devrait encourager un investissement en amont des projets, notamment dans la phase de conception (typiquement la phase d’écriture de scénario, parce que c’est encore là où les modifications et la recherche de solutions coûtent le moins cher), les financeurs français ont plutôt tendance à vouloir optimiser la dépense et juguler les coûts de production sur toutes les phases du projet. Une préoccupation bien légitime mais qui a pour effet pervers de détériorer le couple risque-rentabilité plutôt que de l’améliorer : sous-payer la phase d’écriture permet de réaliser des économies à bon compte dans un premier temps, mais ne fait que compromettre davantage les chances de réussite au final.
Une attitude très différente des investisseurs américains, qui explique aussi pourquoi, par contraste avec les productions US, la part relative du budget alloué à l’écriture demeure très faible en France.
Certes, les producteurs français ne sont pas encouragés à prendre des risques pour les raisons très bien décrites sur ce blog. Mais même d’un strict point de vue financier, leur comportement relève d’une forme d’aberration et d’incompétence. C’est dit sous forme de boutade, mais ils auraient sans doute vraiment intérêt à prendre des cours de capitalisme pour certains !
Fabrice O.
"mais ils auraient sans doute vraiment intérêt à prendre des cours de capitalisme pour certains !"
Ca c'est de la punchline ! -_^
Dans la série des producteurs français qui font de petites économies : Un producteur va voir un le compositeur de la musique du film pour qu'il revoit ses tarifs à la baisse au profit d'un acteur qui voulait augmenter son salaire. *_* True story comme dirait Barney Stinson.
High concept
@ Pierre-Antoine : je vous suis complètement sur votre analyse. Une des raisons essentielles du sous-investissement chronique sur le scénario tient aussi du fait que les producteurs français ne se comportent pas comme des entrepreneurs au fond. Ils ne veulent prendre aucun risque. Or, le scénario (dans les conventions actuelles) doit être payé moitié-moitié avec le diffuseur. C'est le seul coût que les producteurs doivent en théorie prendre en charge (à moitié donc!). Or, la plupart du temps, ils n'ont rien à mettre de leur poche, ou ne le souhaitent pas pour optimiser leur profit, et tentent par tous les moyens de récupérer les sommes mises sur les parties avales pour couvrir ces frais là-aussi… Il est donc évident qu'ils ne remettent jamais au pot dans les phases amont et préfèrent aller jusqu'à la phase de production, celle payée entièrement par le diff, même si le projet est bancal. CQFD.
@Fab. O. : c'est le même problème, les stars sont payées par le diff. qui préfère parfois remettre au pot pour assurer son programme alors que le compositeur, tout le monde s'en fout… enfin, pas le public mais bon… il est moins important dans l'ordre de visibilité.