Les 15 et 16 janvier 2023, cinq scénaristes ont été invités par le ministère des Armées à un exercice militaire grandeur nature afin de découvrir le quotidien des soldats du 54ᵉ RT (régiment de transmissions), depuis la manipulation de leurs équipements de pointe d’interception de communications jusqu’aux rations de combat, plus terre-à-terre. À mi-chemin entre […].
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Les 15 et 16 janvier 2023, cinq scénaristes ont été invités par le ministère des Armées à un exercice militaire grandeur nature afin de découvrir le quotidien des soldats du 54ᵉ RT (régiment de transmissions), depuis la manipulation de leurs équipements de pointe d’interception de communications jusqu’aux rations de combat, plus terre-à-terre. À mi-chemin entre entraînement et spectacle, cet évènement a été apprécié par nos cinq collègues volontaires de la Guilde française des scénaristes et de la Cité européenne, si l’on en croit la communication de la Grande Muette sur une mission de séduction d’une poignée d’auteurs inédite et pleinement assumée.
« Encore un grand merci du temps que vous nous avez consacré et de cette immersion. Un seul regret, finalement : c’était trop court ! »
– Julien, scénariste
La Mission Cinéma du ministère des Armées
Cette initiative s’inscrit dans le cadre de la Mission cinéma et industries créatives (MCIC) du ministère des Armées, officiellement lancée le 2 mai 2016 à l’avant-première de la deuxième saison du Bureau des légendes, lors d’un discours prononcé par le ministre de la Défense de l’époque. Depuis, l’équipe de la Mission Cinéma de l’armée française promeut régulièrement une entente qui se voudrait cordiale avec les professionnels de la fiction française.
Notre script doctor Damien Henno représentait ainsi High Concept lors d’une rencontre qui a eu lieu dans les locaux de Paris Région Film, le 4 juillet 2019. Voici son témoignage :
« Je me suis rendu au Parc du Pont de Flandres dans le dix-neuvième arrondissement de Paris, dans le cadre du premier rendez-vous professionnel organisé par Film Paris Région. Acculturation, Soft Power et Embedment ont été les mots fers de lance d’Eve-Lise Blanc Deleuze, la nouvelle directrice de cet organisme. L’objectif était clairement de montrer la volonté de l’armée française de changer son image auprès de la nation et de revendiquer un Soft Power assumé.
Le hasard du calendrier a voulu que la contre-attaque de l’armée française sur le terrain du storytelling, face à l’hégémonie américaine, ait lieu un quatre juillet (jour de fête nationale outre-Atlantique). Réunis dans la salle, une trentaine de personnes (régisseurs généraux, responsables de production, scénaristes… et un script doctor HC) ont écouté les trois intervenants issus du Ministère des Armées : Eve-Lise Blanc Deleuze, Mickaël Molinie et Julien Roudière.
Et cette Mission Cinéma n’y va pas par quatre chemins.
Alerte ! Alerte ! L’Armée recrute
Outre la location de lieux et de matériels militaires pour les équipes de tournage – une pratique parfois inaccessible aux budgets français, même pour des superproductions telles que Mission Impossible qui n’ont pas pu en bénéficier – la Mission Cinéma a surtout pour mission de séduire les scénaristes afin qu’ils écrivent sur l’institution militaire et en collaboration avec elle.
« Le ministère des Armées développe depuis plusieurs années une politique innovante et volontariste d’accompagnement des projets télévisuels et cinématographiques. Reposant sur une réglementation précise, au plan juridique et financier, cette politique s’est renforcée avec la création de la Mission cinéma qui s’adresse à tout professionnel de l’audiovisuel recherchant le concours du ministère pour le soutenir dans la conduite de ses projets. »
La nouvelle directrice a ainsi présenté les différentes formules destinées à accompagner les scénaristes dans leur immersion au sein de l’armée, afin de faciliter une écriture réaliste prenant en compte les contraintes propres à cette profession.
Implication des armées dans des fictions pour promouvoir une certaine communication
La Mission Cinéma choisit des projets en fonction de sa propre stratégie de communication, axée sur des thématiques telles que « la mixité, les valeurs d’engagement et l’innovation. »
Actions spécifiques de sensibilisation vis-à-vis des créatifs
– Elle offre l’opportunité à un certain nombre de scénaristes de découvrir des situations propres à l’armée, telles que les renseignements militaires, la cyberdéfense, les modes d’intervention de l’armée de terre, la dissuasion nucléaire, l’engagement de la jeunesse, etc.
– Elle conseille les scénaristes en les immergeant au sein des unités opérationnelles, afin de faciliter une assimilation rapide des éléments culturels pour leur travail d’écriture. L’objectif est de garantir une authenticité quasi documentaire, incluant les éléments de langage, les ambiances et l’environnement, tout en évitant les fantasmes.
Des Projets avec des stars ou rien ?
Cependant, c’est à la fin de cette rencontre que l’un des aspects essentiels pour les scénaristes est clarifié : sans la présence de stars, les projets risquent de ne pas aboutir.
En effet, lors de la session de questions ouvertes à la fin de la réunion, un mécontentement manifeste s’est fait ressentir parmi certains professionnels concernant le manque de retour et d’intérêt de la part de la Mission Cinéma envers leurs projets. Pourtant les projets autour de cette institution foisonnent : Peur sur la base (France 3), Volontaire (Cinéma), Le chant du loup, J’accuse (Roman Polanski) etc.
Selon moi, cela démontre que, pour susciter l’intérêt du ministère des Armées, la règle tacite semble être que le prestige et le statut VIP du projet sont a minima aussi importants que son contenu, n’est-ce pas ? » – Damien Henno
La Motion Picture Association
Cette préférence pour les projets VIP peut être comprise en considérant que l’hégémonie culturelle américaine repose, depuis l’après-guerre, sur des productions à grande valeur de production. En outre, cette hégémonie culturelle outre-Atlantique porte également un acronyme : la MPA, pour Motion Picture Association.
Créés par les trois plus grands studios américains, non pas en 2016 mais en 1922, sous le nom de Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA), l’organisation est aujourd’hui connue sous le nom de Motion Picture Association of America (MPAA). Elle assure une large diffusion nationale du storytelling américain, tandis que son homologue, la MPA, s’occupe de sa propagande internationale.
Considéré comme le groupe de pression le plus influent de l’industrie mondiale du divertissement1, la MPA assure depuis plus d’un siècle la propagande américaine en véhiculant dans ses fictions un storytelling en lien avec l’actualité.
« Nous vendons deux fois plus d’automobiles, de casquettes, de phonographes dans les pays où sont diffusés nos films. »
– Le président américain Hoover (1930)
Hautement politisée, l’association est dirigée par des personnalités étroitement liées au gouvernement. L’une des personnalités les plus célèbres à occuper ce poste était feu Jack Valenti (décédé en 2004), qui incarnait à la fois Hollywood via la MPA et occupait des fonctions de conseiller politique, tant auprès du président Lyndon Johnson que de Dan Glickman (ancien membre du Congrès pendant 35 ans et ministre de l’Agriculture sous l’administration Clinton).
« Dans un secteur parfois déraisonnable, Jack Valenti était une grande voix de la raison (…) Il était le plus grand ambassadeur qu’Hollywood ait jamais connu » a déclaré Steven Spielberg dans un communiqué, rapporte le site de CBS NEWS.
Quant à Charles Rivkin, un simple coup d’œil à la page wikipédia de l’actuel président de la MPA permet de comprendre que c’est toujours une personnalité politique qui est à la tête de ce trust de six grands studios hollywoodiens (Paramount Pictures, Sony Pictures, Universal Pictures, Walt Disney Studios, Warner Bros. Entertainment et enfin Netflix, qui est devenu le premier service de streaming à rejoindre l’effort de guerre américain en 2019).
Une propagande plus ou moins assumée
Depuis 1948, le Pentagone dispose d’un comité de lecture des scénarios que les producteurs Hollywoodiens envoient au bureau du secrétaire adjoint à la défense pour les affaires publiques. Partageant avec son homologue français récemment créé l’objectif de représenter de manière réaliste les opérations militaires, l’état-major des forces armées des États-Unis a depuis longtemps adopté une ligne éditoriale officielle qui consiste à présenter une image positive de l’armée, à améliorer la perception du public de l’armée et du Département de la Défense, ainsi qu’à soutenir l’effort de recrutement et de mobilisation des forces armées.
La coopération entre le Pentagone et Hollywood se présente au public sous trois formes :
- « The Courtesy Cooperation » (coopération courtoise) : assistance technique et accès à des stock-shots ;
- « The Limited Cooperation » (coopération matérielle) : mise à disposition de quelques sites et d’un nombre restreint de personnel de l’armée ;
- « The Full Coopération » (coopération totale) : mise à disposition d’un contingent et de matériel. C’est ainsi que le film Top Gun (1986) a été financé conjointement par la Paramount et le Pentagone, ce dernier intervenant pour modifier le scénario, par exemple en transformant le personnage féminin en une simple civile, au motif que la marine interdit les relations amoureuses avec les femmes enrôlées. (Cliquez ici pour découvrir notre d’analyse du scénario de Top Gun en podcast). Une autre modification apportée à Goldeneye (1995) est documentée2 et ne manque pas de saveur : un personnage de traître, membre de la marine américaine, est devenu membre de la marine française… Air Force One (1997), Armageddon (1998) et Pearl Harbour (2001) sont d’autres exemples de films approuvés par le Pentagone.
La CIA impose également sa marque sur bon nombre de films (que ce soit en fournissant des consultants aux auteurs et aux producteurs ou en corrigeant les scénarios) mais elle le fait de façon plus discrète. Dans les conventions de collaboration par exemple, la CIA n’apparaît jamais au générique du film. Seule la présence d’un membre de la CIA aux avant-premières constitue un indice de collaboration aux yeux du profane.
Des films et séries tels que The Agency, NCIS, 24H ou encore Homeland, porte le storytelling de l’agence qui a collaboré à leurs réalisations.
Doutes sur l’efficacité de la stratégie de la Mission Cinéma
Dès novembre 2015, le groupe de veille et d’analyse « Malraux » de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice a soulevé des préoccupations concernant le soft power américain, dans un rapport de 52 pages intitulé Influence culturelle d’Hollywood. Bien que la chronologie des événements suggère que la lettre de mission de cette étude sur « les possibilités d’une stratégie d’influence culturelle française de riposte » avait pour objectif de préparer la future Mission Cinéma, il est remarquable que peu de choses des six propositions du groupe Malraux se retrouvent dans la stratégie finale française.
La recommandation la plus importante du rapport, « Utiliser le storytelling pour promouvoir la France » semblait pertinente, car tout communicant doit baser son message sur des valeurs fortes et identifiables pour se démarquer (voir notre cours vidéo sur les techniques de storytelling). Cependant, les thèmes abordés précédemment, qui semblent chers à notre Mission Cinéma, sont totalement interchangeables avec ceux des autres pays de l’OTAN.
« Orienter les films vers l’international » était également un conseil judicieux, car une communication limitée à la France n’a qu’un intérêt limité pour ceux qui souhaitent accroître l’influence culturelle de notre pays. Pourtant, la simple comparaison des ressources disponibles et des moyens mis en œuvre laisse craindre un impact purement cosmétique de la Mission Cinéma.
Et si la véritable cible de la communication française était simplement ses propres citoyens ?
Tout va très bien, Madame la Marquise…
[1] Source : magazine « Fortune », cité dans Influence culturelle d’Hollywood (2015, Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice)
[2] Top Gun versus Sergeant Bilko ? No contest, says the Pentagon (The Guardian, 2001)
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