Ne peut-on pas créer sans angoisser ? Sommes-nous tous condamnés à une souffrance inexorable pour pouvoir accoucher des projets qui nous hantent ? Que faire pour y remédier et vivre sereinement son métier d’auteur...
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Ne peut-on pas créer sans angoisser ? Sommes-nous tous condamnés à une souffrance inexorable pour pouvoir accoucher des projets qui nous hantent ? Que faire pour y remédier et vivre sereinement son métier d’auteur ?
Je vous avais déjà donné quelques conseils pour développer votre créativité. Un chapitre de notre formation y est d’ailleurs consacré. Au programme de notre masterclass sur les techniques de créativité, des techniques pour ne jamais être à court d’idées.
Suivons les conseils d’Elizabeth Gilbert, l’auteur à succès de Mange, prie, aime
En effet, elle a également parlé des problèmes de créativité qu’elle a rencontré à la suite de la sortie de son bestseller. Elle a tenté une nouvelle approche pour gérer les phénomènes d’anxiété et de stress liés au métier d’auteur, que je me propose de partager avec vous, tant j’ai trouvé intéressante sa vision de la créativité.
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Il faut remettre en question le lien éternel entre peur, souffrance et créativité…
- Quand nous assumons d’être auteur devant la société, quand nous disons que c’est notre travail ; nous sommes souvent pris à partie par des questions censurantes de gens extérieurs à notre métier telles que : n’avez-vous pas peur de ne jamais connaître aucun succès ? D’être humilié ? D’être rejeté ? D’avoir travaillé tant d’années pour si peu de résultats ? De mourir complètement inconnu et méprisé ? D’être dans l’échec permanent ? La réponse à toutes ces questions est évidente : bien sûr, tous les auteurs ont peur de cela et de bien d’autres choses.
- La peur est permanente et pourtant elle est irrationnelle. N’y-a-t-il que les auteurs pour être si effrayés de ce qu’ils ont choisi comme profession ?
- La santé mentale des créateurs a toujours été suspectée d’être fragile, comme si ce présupposé était admis sans jamais avoir été questionné. D’ailleurs, beaucoup d’auteurs et d’esprits créatifs sont morts trop jeunes. Ils se sont suicidés ou tués plus lentement par leur consommation de drogues et d’alcool. Norman Miller, juste avant de mourir, avait d’ailleurs déclaré dans une de ses dernières interviews que chacun de ses livres l’avait tué chaque fois un peu plus. Et pourtant, cela nous paraît complètement normal à entendre tant la créativité et la souffrance sont liées pour les auteurs.
- C’est dommage et dangereux. Pourquoi continuons-nous à croire que nous sommes obligés d’emprunter ces chemins de souffrance pour pouvoir créer ? Surtout lorsque certains auteurs ont connu un grand succès : sont-ils condamnés ensuite à ne plus jamais pouvoir travailler ? Pour contourner ces modes de pensée négatifs, Elizabeth Gilbert nous dit qu’il est possible de s’orienter sur de nouvelles pistes concernant la créativité.
- …en nous adressant à notre « génie, divinité, bon démon, petite voix, etc. » comme s’ils étaient des collaborateurs extérieurs
- Les grecs et romains avaient une autre conception de la créativité. Ils pensaient que la créativité était une sorte de mystère en dehors de l’être humain.
- Les grecs pensaient que la créativité était un esprit divin qui rendait visite aux hommes pour les inspirer. Ils appelaient cette source non humaine de créativité, le Daïmon que nous avons traduit en l’appauvrissant par démon. Ce nom servait à qualifier une expérience paranormale qui signifiait pour l’être humain une rencontre avec son propre destin. Ces apparitions s’accompagnaient pour les grecs de tout un ensemble de manifestations physiques (voix, blessures, coups, prémonitions, sorties du corps, etc.). Pour les connaisseurs. Socrate l’a lui-même beaucoup évoqué et notamment dans Le Banquet, deuxième partie : « c’est quelque chose qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix, qui lorsqu’elle se fait entendre me détourne toujours de ce que j’allais faire, sans jamais me pousser à agir. » Son démon l’accompagne, l’avertit, lui parle pour délivrer son enseignement, pourtant rationnel.
- Les Romains ont poursuivi la voie socratique en baptisant cette entité surnaturelle : genius ou génie, qui reprend la même idée. Les génies sont des instances individualisées de nature divine, qui peuvent se manifester à tout homme, n’importe où et n’importe quand. Dans l’art, le Génie était cette entité qui vivait avec les artistes pour les assister dans leur travail. Cette pensée instaure une distance protectrice entre l’auteur et son oeuvre et le protège automatiquement des résultats de son oeuvre. Cette sainte distance permet ainsi de lutter contre le narcissisme : une oeuvre trop brillante n’est pas le résultat d’un seul individu mais, de l’oeuvre conjointe de son génie qui l’a aidé, ou contre la dépression : si l’oeuvre est ratée, c’est aussi la faute du génie qui n’a pas su insuffler la bonne inspiration. Les siècles suivants ont épuré le concept pour abolir cette distance entre l’auteur et son génie. Ils sont devenus une seule et même personne. L’auteur incarne désormais son propre génie, source de sa malédiction actuelle. Cependant, autoriser une personne à penser qu’elle est l’essence même de sa créativité est lui mettre une trop grande pression. Cela crée des égos monstrueux, cela augmente les attentes, cela détruit les individus qui se sentent soudainement écrasés par leur propre créativité.
- Ne serait-il pas plus sage de revenir aux anciennes conceptions ? Sans tomber totalement dans des concepts de féérie pure, ou de magie, Elizabeth Gilbert remet ainsi en cause l’extrême rationalisation du processus créatif qui a fini par le détruire. Pourquoi ne pas s’ouvrir à une nouvelle distanciation pour s’extraire de la responsabilité et retrouver des émotions créatives pures ?
- …en restaurant le mystère intrinsèque de notre créativité
- La créativité n’est pas rationnelle. Ruth Stone, poétesse américaine qui a connu une reconnaissance publique tardive à l’âge de 87 ans pour son livre In the Next Galaxy, expliquait qu’elle ressentait physiquement une entité s’approcher d’elle lorsqu’elle était aux champs pour travailler et qu’elle devait se précipiter dans sa maison pour se jeter sur un stylo et coucher sur le papier ce que lui dictait cette mystérieuse force. Parfois, elle n’était pas assez rapide pour rentrer écrire et elle sentait cette force s’éloigner à la recherche d’un autre poète. Une fois, un poème l’a littéralement traversé et elle n’a pu le retenir que par sa queue en tentant de le faire rentrer à nouveau en elle : en le couchant sur le papier, elle l’avait écrit à l’envers par la fin.
- Tous les processus d’écriture ne sont pas aussi paranormaux, mais, chacun d’entre nous a ressenti parfois des idées venir de nulle-part, comme une entité extérieure, comme un flux insaisissable. Comment pouvoir le maîtriser pour ne pas être submergé à son tour, pour ne pas se sentir misérable ou inadéquat ?
- Tom Waits, auteur-interprète, célèbre chanteur et acteur américain a eu sa propre vision de ce phénomène. Il a incarné pendant longtemps le stéréotype de l’artiste maudit, alcoolique, etc. Mais, dans sa maturité, il a su dominer son processus créatif par une méthode simple tirée de sa propre expérience. Sentant monté une fois, un flux créatif alors qu’il était en voiture, il s’est senti misérable en ayant peur de ne pas être capable de retrouver la chanson qui le hantait. Au lieu de paniquer, il a seulement extériorisé sa frustration en s’adressant directement à cette entité : « excusez-moi, ne voyez-vous pas que je conduis ? Comment puis-je écrire une chanson maintenant ? Revenez à un moment où je pourrais écrire cette chanson ou ne m’embêtez plus, allez voir quelqu’un d’autre aujourd’hui, Léonard Cohen par exemple ! Son processus créatif et son anxiété se sont apaisés depuis lors et il a continué à parler à son entité de façon permanente.
- …en extériorisant son dialogue avec sa créativité
- Oraliser et verbaliser peuvent être des moyens très efficaces de lutter contre ses peurs. Elizabeth Gilbert l’a expérimenté elle-même alors qu’elle écrivait Mange, prie, aime. Se sentant soudainement vide en remettant en question tout son projet d’écriture prête à renoncer, elle a alors extériorisé sa frustration en s’adressant à son génie. Regardant vers un coin vide de son bureau, elle s’est exclamé à haute voix : « écoute, toi et moi savons que si ce livre n’est pas bon, ce n’est pas entièrement ma faute, car comme tu peux le constater, je fais des efforts, je mets tout ce que je peux dans ce livre, je n’ai plus rien d’autre à donner donc si tu veux que cela soit meilleur, il faut que tu fasses ta part du contrat. Si tu ne le fais pas, je continuerai quand même, car c’est mon travail mais, j’aimerais qu’il soit noté dans tes carnets qu’au moins, j’aurai fait ma part. » Cette extériorisation de sa frustration l’a aidée à continuer et à finir son livre.
- Une autre preuve de la force de ce mécanisme d’extériorisation pour nous aider à lutter contre la peur est inscrite dans l’histoire même de l’art. Tous les artistes ont un jour ou l’autre senti une entité les habiter lors d’une performance, ou d’une session de travail. Ils peuvent l’appeler Dieu, ou s’ils ne sont pas croyants, la voir comme une force supérieure et extérieure qui les aide, mais ils savent la reconnaître. Grâce au dialogue, ils peuvent maintenant l’apprivoiser et ne plus se sentir dans l’insécurité, car tant qu’ils auront fait leur part du travail, le reste ne leur appartiendra plus et ils ne seront pas responsables du produit final.
Que retenir ?
Elizabeth Gilbert nous dit que même si nous souffrons sur notre art, même si nous avons l’impression que c’est dur, que nous ne réussirons jamais, il faut toujours garder à l’esprit que nous ne sommes pas seuls pour faire ce métier. Penser que si nous faisons notre part, quelqu’un ou quelque chose aura aussi sa part à faire pour nous aider, est une croyance bénéfique pour les artistes. Tout artiste a besoin de se dégager du poids de la création pour se sentir libre. Il faut seulement se lever le matin et continuer à écrire, être à son bureau, même lorsqu’on se sent misérable. Le fait d’être là, de nous mettre à notre table de travail nous garantit ainsi en quelques sortes, d’avoir fait notre part pour laisser à l’autre, celle d’assumer sa responsabilité.
Dans les moments de stress et d’inquiétude, il ne faut pas alors hésiter à extérioriser ses frustrations en s’adressant à notre génie pour le rappeler à l’ordre (bien évidemment lorsque l’on s’est assuré au préalable d’être seul dans la pièce).
En espérant que cela vous serve autant qu’à moi pour créer dans une ambiance plus détendue, n’hésitez pas à nous tenir au courant de vos diverses expériences en la matière et de les partager avec nous sur cette page.
Anonyme
Bonjour,
Merci Julie pour cette brillante synthèse.
Pour ceux qui voudrait voir Elizabeth Gilbert en chair et en os. Elle a donné une conférence ici :
http://www.ted.com/talks/lang/en/elizabeth_gilbert_on_genius.html
(Pour les non anglophones, on peut activer les sous-titres en bas à droite de la vidéo)
Son humour et sa générosité donnent la pêche !
Steviiiiii