À la manière d’un film de sport, Jeanne surmonte les différentes étapes de ce parcours du combattant, de son inscription jusqu’à la soutenance. Cauchemars administratifs, secrétaire dégoulinante de mauvaise volonté, directeur de recherches planqué, délires mégalo, travail titanesque inutile, dèche… La quête de sens de la thèse en ligne de mire, tout y passe.
Synospis
DECLENCHEUR : quand elle reçoit un mail d’acceptation en thèse, JEANNE DARGAN, une prof idéaliste et fauchée épuisée par la ZEP a trois ans pour écrire sa thèse sur Kafka tout en travaillant à côté pour se financer sinon elle ne sera jamais docteure et ne pourra pas réintégrer l’Éducation nationale ni prétendre à une meilleure affectation.
Exposition et présentation du personnage : JEANNE DARGAN est une jeune prof capésienne épuisée par ses élèves de ZEP. Nous la voyons au Louvre avec ses intenables 4e se faire critiquer par un prof de collège huppé. Exaspérée, elle l’engueule, mais on la voit en fait raconter la sortie à son copain, le patient LOÏC. Elle avoue avoir fantasmé cette réponse et ne plus supporter son boulot. C’est alors qu’elle reçoit un mail d’acceptation d’ALEXANDRE KARPOV, un éminent directeur de thèse qu’elle idolâtre, qui l’informe qu’elle n’aura pas de bourse de l’université et doit se financer seule. Ravie d’être prise en thèse et de quitter la ZEP, elle décide de se mettre en dispo à l’Éducation nationale, ce qui lui donne un délai de 3 ans pour écrire tout en étant prof de fac. Loïc l’avertit : 3 ans, c’est trop court pour une thèse. Elle reste très optimiste.
Tâche et complications
Jeanne se fixe donc trois ans pour écrire sa thèse sur Kafka tout en travaillant à côté pour se financer.
Outline et story beats
Panneau : 1ère année.
– Le personnage doit contrer la mauvaise volonté de BRIGITTE CLAUDE, une caricature de la secrétaire apathique et fainéante. Sa motivation à quitter la ZEP et sa fierté d’être thésarde vainquent la secrétaire.
– Impressionnée par Karpov et le fait d’être “chercheuse”, elle se prépare à le voir pour lui demander de changer de titre de recherches. Flemmard dissimulé, Karpov la reçoit sans l’écouter et la flatte. Surexcitée, Jeanne n’y voit que – Chez elle, Jeanne se prépare pour un entretien pour un poste de vacataire (très mal payé) et tente de se rassurer : elle n’a pas commencé sa thèse.
– Elle découvre qu’elle doit donner un cours de littérature médiévale et accepte sans dire qu’elle n’y connaît rien.
– Décidée à se mettre au boulot, elle va à la BNF préparer ses cours. Devant la vertigineuse bibliographie, elle demande de l’aide à Justine qui la lui refuse.
– Angoissée à la veille de son premier cours qu’elle a sur-bachoté, elle réveille Loïc pour répéter. Verte de peur, elle donne son premier cours et s’en sort.
– Quand elle reçoit sa taxe d’habitation, elle convainc son banquier de lui faire un prêt (elle n’est payée qu’en fin de semestre).
– Noël en famille, Jeanne explique passer 50h/sem à préparer ses 4h de cours et n’avoir donc pas encore commencé sa thèse. Elle raconte la parabole des portes de la loi dans le Procès de Kafka, sujet de sa thèse (un homme qui attend toute sa vie devant les portes de la loi pour savoir si elles sont légitimes).
– Vexée du manque total d’intérêt de sa famille, Jeanne est déprimée. Alors qu’elle corrige les partiels, elle reçoit un mail qui lui dit qu’elle ne sera pas payée à cause d’une condition administrative qu’elle ignorait. Elle va voir la secrétaire en vain.
– Loïc lui propose de venir vivre chez lui pour économiser son loyer. Ravie, Jeanne blague sur les couples des thésards qui se séparent quand ils vivent ensemble. Elle écrit plein de lettres de motivation.
– Au café, Jeanne enthousiaste explique à une copine avoir trouvé un job pour organiser des colloques. Vendu comme très prestigieux et intellectuellement stimulant, elle découvre qu’elle travaille avec Brigitte Claude qui lui décrit un job ennuyeux à la paperasserie administrative cauchemardesque. Pour se remotiver, elle se fixe un planning ambitieux et draconien.
Panneau 2 ans plus tard illustré de ses fiches d’inscription annuelle sur lesquelles le sujet de thèse change à chaque fois.
– Sa tête sur les photos d’identité empire au fil des ans (elle est devenue une Brigitte Claude). En commentaire on apprend que Jeanne a fiché 3200 livres et fait son plan sans réussir à commencer la rédaction.
– Briefée par Loïc pour Noël, elle sort des phrases toutes faites et se fait mépriser par sa famille. Mais le pompon c’est que tout le monde admire son cousin en thèse scientifique.
– De retour, elle se dispute avec Loïc qui n’en peut plus de sa thèse. Elle s’excuse expliquant qu’elle stresse. En effet, la peur au ventre, elle donne une conférence qui ne suscite pas de réaction. Au cocktail, craignant avoir ennuyé, elle tente d’avoir des retours en vain et n’arrive pas à réseauter.
– De retour chez elle, elle comprend qu’elle doit passer à la rédaction. Sans nouvelle de Karpov, elle se décide à lui envoyer un mail pour l’interroger sur son plan. N’osant pas le déranger, elle laisse filer 2 mois avant de se décider à lui renvoyer un message avec 11 questions précises. Il botte en touche en lui disant de lire tout Schopenhauer.
– À la BNF, elle croise Justine, la chouchou première de classe déprimée et exaspérée par Karpov qui la prévient : Schopenhauer, c’est dur pour le moral.
– Jeanne s’attaque à ses préceptes très déprimants (qu’elle visualise). Devenue imbuvable, sale, déprimée, Loïc la quitte et lui demande de partir.
Panneau : 2 ans plus tard. On voit la fiche d’inscription avec les photos des 5 années de thèse et les changements incessants de sujet de Jeanne.
Climax
– Les choses se compliquent quand témoin à un mariage, elle réalise qu’elle s’est coupée du monde et que ses amis ont avancé dans la vie.
– Jeanne va donc faire le plein de pizzas, vin et clopes et s’enferme pour finir sa thèse. Elle bâcle un peu mais finit.
– Avant sa soutenance, à une manif, elle croise Justine qui lui raconte la lutte pour obtenir un poste de maître de conférence. Jeanne réalise que l’après thèse est pire que la thèse.
– Jour de soutenance, en commentaire une citation de Kafka répond à la parabole de sa thèse et illustre le chemin de croix qu’elle a traversé.
– Le récit se termine juste après la soutenance avec ses proches qui se demandent ce qu’elle va faire maintenant qu’elle est docteure.
Analyse de la structure dramaturgique
Les personnages : l’archétype de Jeanne Dargan est très bien saisi. Le lecteur s’identifie très aisément à cette prof capésienne euphorique de quitter sa ZEP éprouvante pour le raffinement des hautes sphères intellectuelles. Sa faille (idéaliste fauchée) est reprise dans des séquences performantes et efficaces en conflits, notamment dans son job alimentaire ou avec sa famille. L’identification est à la fois valorisante (elle est très brillante) et efficace (grâce à ses petits défauts très humains comme la procrastination, la peur de ne pas être à la hauteur…). La caractérisation des autres personnages plaît tout autant et participe au comique de situation. Dès le dessin, l’auteure nous permet de voir clair dans le jeu de chacun. Ainsi on voit défiler l’éminent directeur de thèse idéalisé aux mille stratégies pour fuir ses thésards, la secrétaire de fac molle et planquée, la concurrente sur-diplômée et major de promo à qui tout réussit, la famille qui ne comprend rien, le petit ami patient et compréhensif…
Le déclencheur
Le mail qui propose l’aventure de la thèse est suivi d’une décision claire : Jeanne veut à tout prix quitter la ZEP et souhaite plus que tout faire ses recherches sur Kafka. Ses motivations sont donc fortes. Toutefois, l’enjeu semble réduit à son horloge : les 3 ans de disponibilité auprès de l’Éducation nationale. On ne comprend pas exactement ce que risque Jeanne en dépassant ce délai (surtout qu’elle fuit la ZEP). On saisit en revanche très clairement la nécessité de se financer en même temps que son travail de recherche ce qui annonce d’emblée la difficulté de la tâche.
La tâche
Bien que Jeanne se retrouve beaucoup face à ses propres démons (conflits internes dus à sa procrastination et à l’immensité de la tâche qu’elle s’est fixée), de vrais conflits jalonnent son parcours et se déclinent avec saveur. Aussi, bien qu’aucun antagoniste externe unique ne semble se profiler (seul le temps et ses propres capacités à le gérer semblent être un réel antagoniste), le système administratif universitaire, incarné notamment par les visages de Brigitte Claude ou de Karpov, constitue toutefois une entrave majeure à son objectif et crée de nombreux conflits pour Jeanne. Le travail pour sa thèse débordant largement sur sa vie amoureuse, sociale, familiale, financière, la déclinaison de sa tâche est assurée et plutôt savoureuse.
Le climax
L’horloge des 3 ans est dépassée depuis longtemps (et sans incidence), l’enjeu perdu de vue d’emblée, l’antagonisme interne… Bref, le climax n’a rien pour en être un. Mais qu’importe puisque le dénouement a la finesse d’être rapide et que le lecteur se le justifie en se disant qu’il appartient au coeur même du sujet, cette longue dérive solitaire d’une thésarde. La lutte finale de Jeanne n’a rien de spectaculaire et on aurait pu souhaiter que l’auteure introduise “la vie après la thèse” dès le déclencheur (cela aurait constitué un bel enjeu qui aurait pu mieux se déployer). Mais la tempête que Jeanne a traversée pour arriver là et la reprise thématique avec Kafka (choix judicieux, n’est-il pas ?) suffisent au lecteur pour boucler l’histoire sans le décevoir.
L’arène
Point fort de l’histoire. Le lecteur se délecte de cette arène universitaire si particulière. Très bien maîtrisée, l’arène est déclinée pour varier les décors et les environnements et le cadre de la thèse sur Kafka permet de développer de belles échappées oniriques. Le dessin très porté sur les décors et les cadrages dépasse la simplicité qu’on pourrait lui prêter au premier coup d’oeil. Les mouvements des personnages nous font comprendre instantanément les codes d’un tel univers et donnent une ambiance très savoureuse.
La thématique
Au-delà de la quête existentielle que provoque chez son anti-héroïne une si noble (et si vaine ?) entreprise, Tiphaine Rivière dessine là la satire d’un milieu universitaire calcifié qui fait peu de cas de ses petites mains et profite de ces âmes naïves qui tentent laborieusement de rejoindre ses prestigieux rangs pour les exploiter.