Dans un jeu vidéo ou un film interactif, la dissonance ludo-narrative désigne un conflit entre la narration et la dimension interactive (ludique). Comment l’éviter ?.
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Ou mieux encore, comment en tirer profit ? L’exemple du jeu vidéo.
Ludologie vs narratologie
Dans le domaine émergent des « game studies », les études sur le jeu vidéo (si si, c’est très sérieux !), il existe une opposition théorisée de longue date entre les « ludologues » (ou « ludologistes ») et les « narratologistes » (ou « narrativistes »). Les premiers considèrent que dans le jeu vidéo, l’interaction et la narration sont incompatibles car elles se phagocytent mutuellement. A l’inverse, les seconds sont d’avis que les jeux vidéo sont narratifs et que les théories narratives sont la clé pour les étudier.
Le débat est quasi aussi vieux que l’existence du jeu vidéo lui-même. Et il ne s’est pas dissipé avec ses moyens techniques de plus en plus considérables qui n’ont cessé d’augmenter ses prétentions narratives. Même si cette opposition théorique est surjouée, elle n’en décrit pas moins une difficulté pratique inhérente à la réalisation d’un jeu vidéo dès lors que celui-ci comporte une dimension narrative.
Dans un jeu vidéo, la narration est parfois en décalage, voire en contradiction, avec l’interactivité – le gameplay proposé au joueur. Cette dissonance ludo-narrative est le plus souvent indésirable dans ses effets car elle nuit à l’immersion dans le jeu et dans le récit proposé.
Dans The Dig, un jeu d’aventure de type « point-and-click » qui date de 1985 (époque où le genre était à la mode), le joueur incarne le commandant d’une mission d’astronautes qui a pour but de faire exploser un astéroïde avant que celui-ci ne détruise la terre. Le jeu débute par une conférence de presse où le héros et son équipe sont présentés avant leur départ dans l’espace comme les meilleurs experts. Or, dès la première séquence interactive (de gameplay) où le joueur doit intervenir à la surface de l’astéroïde pour y positionner des charges explosives, le jeu s’avère d’une difficulté ardue. L’impression produite auprès du joueur est que l’équipe d’astronautes dont il pilote les actions n’est pas à l’aise comme le récit pouvait le laisser entendre.
C’est un cas typique de dissonance ludo-narrative et nous voyons la différence qui peut exister entre le jeu vidéo et le cinéma. Dans Armageddon (1998), un film où une équipe de spécialistes doit aussi faire exploser un astéroïde tueur, toutes les difficultés rencontrées par les personnages ne sont pas pour autant la source d’une incohérence qui remettrait en cause leurs compétences. Car ce n’est pas comme si le spectateur du film devait soudain s’improviser lui-même en expert de l’implantation d’une charge nucléaire après forage d’un corps céleste !
Solution N°1 : la difficulté progressive
La première solution au phénomène de la dissonance ludo-narrative est de proposer un gameplay à la difficulté très progressive.
Call of Duty : Modern Warfare 2 (2009) prend ce principe littéralement au pied de la lettre puisque sitôt la cinématique d’introduction terminée, le jeu met le joueur dans la peau d’une recrue qui doit s’essayer au tir des armes pendant une séance d’entraînement.
Modern Warfare 2 est en outre célèbre pour avoir proposé un calibrage de la difficulté de la suite du jeu en fonction des résultats obtenus par le joueur lors de cette séance, ce qui garantit une expérience ludique optimale et diminue les risques de conflit avec la narration.
Cette solution a néanmoins deux inconvénients : le premier, c’est qu’elle requiert un contenu hautement « scripté », c’est-à-dire très scénarisé à la fois en termes de narration et de programmation de l’interaction. Cela suppose un travail conséquent qui se traduit aussi par un budget élevé. Le second inconvénient, c’est que le coût d’une telle approche limite la volonté de créer des embranchements narratifs et a donc tendance à induire une expérience de jeu très linéaire. (La série des Uncharted en est un bon exemple. Si elle brille par ses effets de mise en scène, ses scénarios de bonne facture et une qualité sans cesse louée par la critique et les joueurs, sa proximité avec l’expérience filmique fait sa force mais peut aussi laisser le regret d’un manque d’alternatives dans la narration.)
Et lorsque le résultat des actions du joueur pourrait supposer des issues différenciées selon leur degré de réussite, il peut en résulter une frustration du joueur si la narration persiste dans une voie unique.
FIFA 17 et son « mode aventure » propose au joueur d’incarner Alex Hunter, un jeune espoir du football anglais. De manière logique et pour respecter le principe d’une difficulté progressive, le récit débute par une visite à l’académie nationale du football pour des tests de sélection. Le but est de faire partie des dix meilleurs sportifs. Or, même lorsque le joueur démontre de belles qualités, il pointe systématiquement à une décevante neuvième place au final et il n’est pas dupe comme dans la suite de la vidéo ci-dessous, lorsqu’il devine que cette place est voulue par le déroulement scripté du jeu…
Cela fait suspecter un embarras des développeurs de FIFA 17 qui ont sans doute souhaité qualifier le joueur quoiqu’il arrive, pour éviter un inconvenant « game over » dès le début de l’aventure. La neuvième place permet donc de contenter le cas de figure d’un joueur qui réussirait mal les tests et celui d’un joueur qui au contraire les réussirait bien. Sauf que dans le cas de la vidéo, le joueur réussit une partie des tests haut la main et ne comprend donc pas la manière dont son succès est minoré par la narration. En l’occurrence, cette neuvième place n’est pas immuable – c’est ce que confirment les vidéos d’autres joueurs – mais l’impression laissée par le jeu est là !
Solution N°2 : le déphasage narration-gameplay
Une manière d’éviter la dissonance ludo-narrative est de faire en sorte que la narration et l’action vidéo-ludique ne puissent se superposer qu’en certains moments clés du récit et de l’aventure. Et autrement, de faire en sorte que la narration soit parfaitement découplée de l’action du joueur.
Le jeu Bastion (2011) en offre l’illustration. La voix du narrateur est en partie extradiégétique. Elle agit comme une narration d’ambiance sauf à certains moments clés : l’indication d’un type particulier d’action à réaliser pour la première fois, l’introduction à certains éléments du jeu comme les potions à boire ou la découverte d’une arme spéciale, etc. Libre ensuite au joueur de prêter attention à la narration… ou pas !
Ce type de solution s’adapte bien aux jeux dont le gameplay est relativement frénétique comme les « hack ’n’ slash » ou les « shoot’em up ». L’intensité des phases de jeu suppose une mobilisation cognitive du joueur qui rend difficile le suivi d’une narration étoffée en parallèle. Un shoot’em up récent comme Aka to Blue propose des interventions très fréquentes de personnages en médaillon pour ponctuer le déroulement du jeu. Même en japonais (le jeu ne fait l’objet d’aucune traduction des voix) et donc même si nous n’y comprenons rien (à moins que vous ne parliez couramment le japonais…), rien n’empêche de pouvoir jouer au jeu. La narration n’y est que secondaire par rapport au gameplay.
Cela indique aussi la limite du procédé, il est utile pour les jeux où le gameplay est dominant. En revanche, pour les jeux où la dimension narrative se veut plus importante, cela peut se traduire par le recourt à des cinématiques qui jalonnent les phases de gameplay et où les choix narratifs sont souvent rares ou inexistants pour le joueur. Lorsque le scénario du jeu est une réussite, cela fait tout de même regretter de ne pas avoir d’avantage exploité les possibilités d’interaction ; lorsque le scénario est mauvais, cela fait apparaître celui-ci comme un pur prétexte dont le joueur se serait bien passé.
Solution N°3 : les conséquences croisées
Le contre-pied de la solution précédente est de rechercher au contraire des synergies entre la narration et le gameplay.
This War of Mine (2014) est un jeu de survie où le joueur incarne un groupe de survivant dans un pays en guerre inspiré de l’ex-Yougoslavie. Le gameplay alterne entre une phase de jour où les survivants organisent leurs moyens dans la maison qui leur sert de refuge et une phase de nuit où l’un des membres du groupe part en quête de ressources pendant que les autres dorment ou montent la garde. Par intermittence, les survivants reçoivent la visite de personnes en détresse. Les aider ne procure aucun avantage immédiat et conduit même à devoir se priver de précieuses ressources. A l’inverse, ne pas les aider conduit à une baisse de moral des survivants. Dans les deux cas, le choix du joueur a des répercussions sur le gameplay.
De même, permettre aux survivants de se reposer pendant la nuit est important, mais monter la garde l’est aussi en cas de tentative d’intrusion. Une intrusion conduit non seulement à un vol de ressources mais un des membres du groupe peut aussi être blessé ou pire, tué. Ses compétences manquent alors cruellement aux autres membres du groupe, sans compter l’impact sur le moral.
Les événements narratifs et le gameplay sont ici mêlés avec beaucoup d’à-propos. Le jeu démontre que l’harmonie ludo-narrative est possible !
Exploiter la dissonance ludo-narrative
Plutôt que de vouloir résoudre le problème de la dissonance ludo-narrative, il est même possible de tenter d’en tirer parti.
Dans Shadow of the Colossus (2005), le joueur incarne un guerrier qui a pour mission de tuer seize colosses. Ces colosses prennent la forme de géants paisibles et inoffensifs à moins d’être attaqués – ils n’ont en outre causé aucun préjudice au héros.
Le gameplay du jeu consiste pourtant à les pourchasser alors qu’il n’existe qu’une justification très ténue pour cela en termes de scénario. Un décalage assez clair apparaît entre la dimension narrative et l’interaction proposée au joueur. Sauf que dans Shadow of the Colossus, ce qui pourrait passer pour un banal cas de dissonance ludo-narrative contribue à conférer une atmosphère toute particulière. Le jeu a justement marqué les esprits par son ambiance unique et l’émotion qui s’en dégage:
Le cas de Shadow of the Colossus est l’occasion de nous rendre compte que de la même manière qu’il existe une grammaire de l’interaction propre au jeu vidéo, il existe aussi une originalité de la narration interactive, inédite et non réductible aux formes narratives antérieures. Nous aurons l’opportunité d’explorer cette originalité dans de futurs articles et de découvrir à quel point le recours au 1-2-3© de la méthode High concept peut être d’un apport inestimable pour mieux structurer un récit afin de lui permettre de répondre au défi de l’interactivité.
A bientôt sur le blog du scénario 🙂
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