La recette du succès des séries scandinaves : homme blanc et polar typiquement masculin. Compte rendu du séminaire au Jeu de Paume sur les séries TV..
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Ariane Hudelet [1], qui dirige la 3ème saison du séminaire au Jeu de Paume sur les séries, confie que son thème devait être Politique et séries TV. Pour trouver un angle par lequel aborder la politique dans l’analyse des séries, son choix s’est finalement porté sur la question du genre, présenté politiquement aujourd’hui comme un « composé culturel non organique » (sic). Ainsi, ce séminaire a finalement pour titre Les femmes, les hommes et les autres, séries télévisées et transparence des genres :
« Égalité femmes-hommes, mariage homosexuel, manif pour tous, homoparentalité, transsexualité, sont au cœur des débats… Quels modèles de personnages féminins, masculins, hétéros, gays ou trans nous sont proposés ? Les séries, comme toute représentation, reflètent la manière dont nous nous définissons, ou dont la société nous définit. »
[1] Maîtresse de conférences en études anglophones à Paris Diderot, Ariane Hudelet se consacre depuis plusieurs années aux séries américaines, est l’auteur de The Wire, les règles du jeu (PUF, 2016) et codirige la revue TV/Series.
Féminisme et séries TV : le paradoxe de l’homme blanc scandinave
Pierre Sérisier [2] intervient le 2 mars pour une 1ère séance intitulée Les séries scandinaves et les tourments de l’homme blanc.
« Les bouleversements sociaux et économiques conduisent à une redéfinition des modèles genrés – ce fut le développement de l’anti-héros du roman et du film noir, qui sont depuis quelques années revisités dans les séries nordiques où les personnages sont eux aussi présentés dans une situation d’inquiétude fondamentale… générant un vacillement des héros masculins. »
[2] Journaliste et enseignant à l’école de journalisme de Sciences-Po, Pierre Sérisier est auteur et directeur de collection de romans policiers et a lancé le blog Le monde des séries. Il travaille actuellement à un ouvrage sur les séries britanniques.
Le succès du film noir trahit l’angoisse générée par la question du genre
Pierre nous rappelle que les programmes scandinaves ont longtemps été de piètre qualité puis, au milieu des années 90, les dirigeants ont réalisé qu’ils possédaient un outil formidable pour « éduquer et divertir le public » en traitant des grands enjeux de société. Ils ont été voir ce qui se faisait de mieux (aux E.U.) et, très pragmatiques, ont commencé à travailler en s’appuyant sur leur fond littéraire de romans policiers, très important dans les pays scandinaves. Inspirées du film noir américain, du film expressionniste et du roman gothique, leurs séries ont gagné progressivement en qualité, en audience et en reconnaissance : Wallender, Forbrydelsen (The Killing), Bron (Le pont)...
Or, toujours d’après Pierre Sérisier, à travers le film noir, les auteurs traitent de l’inquiétude de l’homme scandinave concernant sa masculinité :
- L’homme se fait piéger par la femme fatale (N.d.A : dès 1914, au lieu de tuer pour survivre, il tue ou se tue maintenant par amour ou désespoir). Le débat sur les armes aux E.U. est d’ailleurs empreint de cette problématique : enlever ses armes à un homme c’est lui enlever la seule chose qui lui reste de l’âge d’or de la conquête.
- Autre constante des héros de romans policiers et des séries scandinaves : ils ont des relations de père à fille problématiques, une mauvaise santé : alcool ou dépression, sont séparés de leur femme, et d’une grande maladresse dans les relations avec la féminité.
Dans un extrait emblématique d’Assurance sur la mort (écrit par Billy Wilder et Raymond Chandler), on retrouve deux points fondamentaux liés aux enjeux des films noirs et des séries scandinaves : l’homme face à une compagne qui lui échappe et l’homme face à une société dans laquelle il ne trouve plus sa place.
Un tandem homme/femme omniprésent dans ces séries policières
Dans la continuité de ces références, Pierre Sérisier constate une généralisation du tandem homme/femme dans ces séries policières.
- Dans Bron une enquêtrice suédoise et un policier danois vont devoir collaborer pour résoudre des meurtres dont les victimes sont retrouvées de part et d’autre de la frontière. On assiste alors à une inversion de la polarité masculin / féminin : le personnage masculin se féminise, le personnage féminin se masculinise.
- Quant à la série Borgen, elle repose sur un compromis : « Maintenant c’est mon tour d’avoir une carrière ». Le mari accepte de mettre en sommeil son propre parcours universitaire (reflet de la société scandinave plus égalitaire). Constat : que ce soit une femme ou un homme à la maison ou au gouvernement, les problèmes restent les mêmes.
- Dans Millenium (roman, série et LM) l’auteur Stieg Larson, qui est parait-il obsédé par la violence de certains hommes envers des femmes, propose carrément une destruction de ces polarités : lors de son procès, Lizbeth, son héroïne, va passer au-delà du genre; dans son accoutrement gothique destiné à se cacher en même temps qu’à provoquer, Lizbeth ressemble à un guerrier au sexe indéfini.
Remarque : il est intéressant de constater que dans ces séries égalitaristes, les victimes sont de plus en plus souvent masculines tandis que les femmes sont encore rarement les auteures de violences…
Nouveaux genres, nouvelles normes ?
Pierre Sérisier : Le film noir est né, à l’origine, d’une peur de l’industrialisation. La mythologie de la civilisation est liée à celle de la conquête. En conquérant des territoires, l’homme se bat pour faire survivre sa famille, il chasse, défriche, plante, construit… mais avec la division du travail, il n’est plus qu’une pièce au milieu d’un rouage et perd une partie de son pouvoir, de son identité. Apparaît alors le film noir, où l’homme se réfugie dans une tanière, supporte mal la hiérarchie et l’organisation sociale. Ce phénomène se retrouve dans les séries scandinaves avec des héros tourmentés, mal dans leur peau, évoluant dans des arènes sombres.
- Dans Meurtriers sans visage (Wallender) deux personnes âgées vivant dans une ferme ont été battues à mort pas des agresseurs dont on ignore l’identité. De la même manière que le film noir exprime la désillusion envers l’Amérique, ce meurtre vient traduire l’échec de l’utopie sociale suédoise. Les héros sont confrontés à la société et à leur hiérarchie mais aussi à un devoir : rendre justice aux victimes. Même si la découverte du coupable n’a de pouvoir curateur ni pour la famille ni pour la société. Une question récurrente les hante : « À quoi est-ce que je sers ? »… C’est ce que l’écrivain suédois Henning Mankell cherche à comprendre à travers les enquêtes de son personnage Kurt Wallender.
La Suède s’est en effet construite avec l’objectif de limiter les conflits et les violences sociales en organisant le partage des richesses de manière à avoir des citoyens moyens. Mais on voit apparaître une critique de ce régime vécu comme un totalitarisme (normativité IKEA). (N.d.A : Or comme le fait remarquer Ariane Hudelet dans la séance de questions qui suivra : Le genre c’est « une performance », une manière de se représenter. Et de coller à de nouvelles normes, donc.).
- Dans Broen, le pont est le personnage principal, il fait référence à « la verticalité expressionniste qui écrase l’homme », tels les châteaux gothiques (ainsi qu’à l’horreur horizontale de l’aplanissement de la norme, N.d.A). Comme dans Le Cri de Munch exprimant l’angoisse de l’homme moderne, le personnage est pénétré par un environnement auquel il ne peut échapper.
Ainsi, pour Pierre Sérusier, la question du féminisme ne pourra paradoxalement se régler que lorsque la question de la masculinité le sera : Qu’est-ce que c’est qu’être un homme aujourd’hui ?
En résumé : un homme blanc en crise dans des polars typiquement masculins, voilà le résultat paradoxal d’une politique de questionnement du « modèle genré » 🙂
Le séminaire se termine sur un court débat.
– Questions d’une spectatrice : « Que s’est-il passé pour que la société en vienne à ces notions de féminisme, d’égalité et même de trans-identité ? Pourquoi aujourd’hui et maintenant ? L’insécurité face à l’avenir, à l’environnement, serait-elle déclencheur ? »
– Marjolaine Butet, historienne, répond que « la question du genre est liée à la liberté de l’individu, et aux réseaux sociaux qui favorisent l’expression des individualités : entre autres, aux genres. »
A cette réponse, nous pourrions toutefois objecter que si les réseaux sociaux favorisent certainement la diffusion massive « d’individualités », ce sont des individualités soigneusement sélectionnées par des algorithmes concoctées par la Silicon valley (les fameux GAFAN qui débarquent dans la fiction et dont nous parlerons prochainement dans le blog du scénario). On en revient donc à Politique et séries TV, l’intitulé d’origine de ce séminaire, qui était vraiment bon je trouve. Les médias, et la fiction en particulier, ne sont-ils pas en effet les vecteurs de visions politiques et idéologiques ? (Voir cet article pour savoir pourquoi et comment un scénariste passe son temps à utiliser un thème pour structurer son scénario.)
On a finalement plus parlé de genre que de séries dans ce premier séminaire… La vraie question (Politique et séries TV) ne serait-elle pas : Pourquoi la France ne produit-elle pas de nombreuses séries de qualité, à l’audience internationale, comme les Scandinaves ?
Quel que soit le thème, commençons d’abord par faire de bonnes fictions, non ?
Et vous, qu’en pensez-vous ?
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Vendredi 9 mars, 18h30-20h30
- 2/5 Anne Landois : Showrunner au féminin
Vendredi 16 mars, 18h30-20h30
- 3/5 Stéphane Thévenet : Samsoon ou la désacralisation de l’amour en Corée
Vendredi 23 mars, 18h30-20h30
- 4/5 Anne Crémieux : TV et tabou. La question du genre dans les séries américaines
Vendredi 30 mars, 18h30-20h30
- 5/5 Hülya Ugur Tanriöver : Sexistes à Istambul, émancipatrices au Caire ! Les représentations de genre dans les séries turques et leur réception
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