Véritable mine d’or pour mon mémoire de fin d’études qui portait sur le thème « La production de fiction tv française : quel avenir face aux séries télé américaines ? », le site High concept (entre autres) m’a permis de réfléchir à la crise de la fiction française comme vous avez pu le voir à travers mes différents […].
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Véritable mine d’or pour mon mémoire de fin d’études qui portait sur le thème « La production de fiction tv française : quel avenir face aux séries télé américaines ? », le site High concept (entre autres) m’a permis de réfléchir à la crise de la fiction française comme vous avez pu le voir à travers mes différents billets (commencez ici votre lecture avec ma première intervention sur les raisons de la crise de la fiction française). Pendant les vacances, il m’a semblé intéressant de partager avec vous mes nombreux échanges avec Julie et Cédric Salmon qui ont accepté de parler librement de leur expérience personnelle de créateurs de fictions originales et de leur vision du marché audiovisuel français.
Vous retrouverez ici le détail de nos conversations (non censurées) où je me suis permise d’insérer des notes pour aller plus loin sur différents points de nos échanges.
CB : Carole Bertrand
JS : Julie Salmon
CS : Cédric Salmon
C’est parti !
CB : la fiction française a l’air d’aller mieux. Pensez-vous que nous sommes sortis de la crise et que nous allons enfin pouvoir rivaliser avec les séries américaines ?
- CS : il me semble qu’au delà de la fiction française face à la fiction américaine —ce qui revient un peu à comparer David contre Goliath— il vaut mieux parler de la fiction française face à la fiction européenne. Et à ce tarif, nos performances ne sont pas encore là malgré les dires du CNC et d’autres qui affirment que tout va très bien au pays du fromage !
Note : il faut bien chercher dans les différentes études pour comprendre la réalité (source publication du CNC, La diffusion de fiction à la télévision en 2013) :
- p9 : « L’offre de fiction américaine est en baisse pour la première fois en cinq ans alors que
l’exposition de la fiction européenne est en croissance constante. (…) La
progression du nombre de soirées dédiées à la fiction concerne la fiction européenne non
française et la fiction étrangère hors Europe et Etats-Unis. »- p20 : « En 2013, le nombre de soirées composées de fictions américaines est en baisse par rapport à 2012 sur France 2, M6 et Arte alors qu’il augmente sur TF1, Canal+ et France 3. L’offre de fiction américaine en
première partie de soirée atteint ainsi un record sur TF1. »- p29 : « En 2013, la part d’audience moyenne de la fiction française est moins élevée que la part d’audience moyenne de la fiction étrangère sur TF1, France 2, Canal+ et M6 en première partie de soirée sur les 4 ans et plus. »
- CS : hélas, nous sommes les bons derniers au niveau européen en ce qui concerne la production et l’exportation de fictions (TV ET cinéma). Julie et moi préférons toujours nous appuyer sur des chiffres pour éviter d’aller sur le terrain subjectif, du jugement de valeur en ce qui concerne l’évaluation de la performance de notre fiction nationale. Il faut donc bien reconnaître que la France est l’un des derniers pays européens à exporter sa fiction (Note : pour en savoir plus, reportez-vous au billet sur le bilan des exportations audiovisuelles 2012: ce que le CNC ne vous dit pas). Comparer la France à des pays européens est beaucoup plus parlant que de la comparer aux États-Unis. Il est vrai que les Américains ont une industrie puissante, mais les pays européens sont des puissances comparables à la nôtre. Ça me paraît beaucoup plus parlant, parce qu’on ne peut plus s’abriter derrière les échelles, derrière l’histoire de la fiction, la culture…
- JS : parmi les pays européens, l’Allemagne est le premier producteur, les Anglais sont les premiers exportateurs (Note : pour en savoir plus, lisez Sherlock, série anglaise symbole d’une réussite nationale), et maintenant arrivent les pays nordiques qui font de très bonnes séries. Arte s’est positionnée sur ce créneau-là au départ car elle ne pouvait pas concurrencer les chaînes privées et acheter des séries américaines. Résultat, la chaîne diffuse de belles séries norvégiennes, suédoises… Ce sont des pays qui ont quand même 5 à 10 millions d’habitants et beaucoup, beaucoup moins d’argent que nous pour faire de la fiction. C’est incroyable que la France, qui est le pays du cinéma, soit aujourd’hui derrière ces pays-là en termes de créativité. Alors est-ce que nous allons mieux, je ne sais pas. C’est peut-être moins pire…
- CS : la crise de la fiction française s’explique aussi par le fait qu’aucun des acteurs du marché encore en place n’a vraiment intérêt à ce que ça change. En tout cas, on peut se poser la question. Est-ce vraiment important que ça évolue ? Que la fiction française soit meilleure ? Les caractéristiques de la fiction française arrangent tout le monde sauf les téléspectateurs. On parle d’Exception culturelle, c’est à dire qu’on parle d’art, de culture. La culture c’est, par définition, un moyen d’exporter un point de vue. C’est le rayonnement d’un pays sur les autres. L’argument qui nous est souvent donné pour expliquer les piètres performances de notre fiction en termes quantitatif est que certes, on n’est peut-être pas une industrie —notamment en séries– mais on peut, grâce à l’Exception culturelle française sur le modèle cinématographique, faire des choses qui ne se font pas ailleurs. La fiction française serait donc qualitative ! Or, l’art qui ne s’exporte pas, qui est fait dans son placard (c’est-à-dire le point de vue français non partagé par les autres), ne sert à rien. L’Exception culturelle n’existe, finalement, que du point de vue du financement, du fait de cette « perfusion » permanente (cf. les obligations des chaînes et les quotas de production de fiction française), mais elle n’est absolument pas, en tout cas en télévision, liée à une qualité, pour l’instant, artistique et reconnue comme telle à l’export. Il existe bien sûr des exceptions et de belles séries françaises ont vu le jour. Mais peut-on vraiment juger notre fiction à partir d’elles ?
CB : Justement Borgia, Braquo, Les hommes de l’ombre, Fais pas ci, fais pas ça, Profilage, etc. se sont distinguées récemment… N’est-ce pas l’ancien monde que vous décrivez ?
- JS : on ne juge pas une production à quelques exemples bien choisis. Il faut faire attention. Bien sûr, tout le monde veut faire de belles fictions françaises. Chez Éléphant & cie par exemple, pour la série « Fais pas ci, fais pas ça » (note : voir le billet Fais pas ci, fais pas ça, le making of par Emmanuel Chain) diffusée sur France 2, la production et les auteurs ont mis en place une ligne de développement original et cela fonctionne plutôt bien. C’est une exception. Ils n’avaient pas d’argent au départ, mais ils ont essayé. Cela leur a permis de s’affranchir un peu des fléaux qui s’abattent sur la fiction française et qui font le lieu commun de « pourquoi ça ne marche pas » en France, car au départ, la chaîne n’y croyait absolument pas.
- CS : les individus, les directeurs de fiction du côté des chaînes, mais également les producteurs, sont comme nous tous. Ils ont envie, à un moment donné, d’être fiers et de faire des fictions de qualité. C’est grâce à cela que Julie et moi pouvons vivre. Parce que nous sommes spécialisés dans la création de fiction sur un marché qui n’est pas propice à la création : c’est un marché de commande. Les grands groupes ont des fictions réservées qui sont déjà financées avant même d’avoir fait de l’audience.
CB : alors pourquoi la presse spécialisée n’en finit-elle pas de nous dire que tout va très bien pour la fiction hexagonale ?
- JS : parce qu’il y a quand même des gens qui en vivent très bien. Nous, scénaristes de projets originaux, un peu moins bien. Attention, beaucoup de producteurs se plaignent aussi de ce marché. Au fond on aimerait tous faire des programmes de qualité. A l’échelle des individus, tout le monde veut faire des choses comme « Real Humans » par exemple, mais dès qu’on propose un projet de science-fiction à une chaîne en France, la réponse est toujours la même : non, on ne sait pas faire, alors même que la première saison de la série suédoise a été produite en deçà des coûts moyens alloués aux séries du service public.
- CS : on ne jette pas la pierre uniquement aux producteurs, aux grands groupes audiovisuels ou aux diffuseurs… Les auteurs eux-mêmes ont leur part de responsabilité. Il y a des tendances très fortes. 90% des auteurs sont des auteurs de commande. C’est d’ailleurs ce que répercute la Guilde des Scénaristes dans ses conditions d’adhésion. Pour l’instant, la création originale est moins valorisée que les heures de diffusion.
- JS : ainsi, je ne peux pas adhérer à la Guilde parce que je n’ai fait que de la recherche et développement. Concrètement, j’ai obtenu des aides du CNC (aide à l’innovation, aide au pilote) et je n’ai vendu que des options sur des projets qui n’ont pu aboutir ou qui sont encore à différents stades de développement. Cela fait à peu près trois ans maintenant que je fais le métier de scénariste à plein temps, en dehors de mes travaux de consulting ou de mon travail pour des producteurs en amont de l’écriture. Mais je ne peux pas m’inscrire à la Guilde parce que je n’ai pas d’heures de fiction diffusées. Et pourtant je ne me sens pas moins auteur. Je passe mes journées à faire ça, j’ai des projets qui sont en cours de développement. Je gagne de l’argent grâce à ce métier, j’ai un numéro Agessa, etc. J’ai par exemple un pilote qui vient d’être tourné financé en partie par le CNC, la Région Nord, mais il n’arrivera peut-être jamais en diffusion si aucune chaîne ne l’achète. En plus, il faut que cela corresponde au critère de diffusion de 90 minutes. J’écris un 26 minutes, donc il faudrait que j’ai trois épisodes qui soient diffusés pour que je puisse adhérer à la Guilde.
CB : en quoi est-ce important de faire la différence entre un auteur de commande et un auteur qui créé ses propres projets ?
- CS : ce n’est pas une critique mais la plupart des auteurs de TV travaillent sur de la commande, c’est à dire sur des séries existantes ou sur des commandes d’unitaires (telle chaîne recherche une comédie pour tel acteur sur tel sujet, etc.). Quand vous écrivez sur une série existante (sans en être le créateur), vous pouvez compter sur un certain nombre d’épisodes diffusés et qui malgré leurs faibles résultats à l’export, rapportent tout de même de l’argent à ceux qui les font (les scénaristes y compris). La concurrence de la création originale n’est donc pas forcément intéressante de leur point de vue. Pourquoi se battre des années pour faire aboutir un projet qui a 80% de chances de ne pas avoir de suite alors que je peux écrire des épisodes qui sont sûrs d’être diffusés et payés ? Certains (souvent des auteurs déjà stars) arrivent à faire les deux mais c’est très rare…
- JS : on peut aussi relativiser. Aujourd’hui, le rapport de force est tellement défavorable aux auteurs, qu’ils sont presque obligés de subir la loi des producteurs qui eux-mêmes subissent la loi des diffuseurs qui eux-mêmes se plaignent de la faible rentabilité de la fiction française et accusent en retour les auteurs, etc. De plus en plus d’auteurs par exemple obtiennent le Fonds d’Aide à l’innovation du CNC (une aide dédiée à l’innovation), ce qui est très bien même si l’on peut déplorer que ce soit une aide publique qui finance concrètement la R&D française. Cependant, depuis 2005 et plus d’une centaine de projets primés, un seul aujourd’hui a été diffusé (Tiger Lily, avec des audiences très décevantes). Ceci est complètement anormal. Des projets développés, validés comme innovants, ne trouvent pas preneurs ! C’est le cercle vicieux infernal de la fiction française.
- CS : tout à fait. Dans ce contexte, on voit assez mal un partage des techniques d’écriture par exemple. En conséquence, nous avons décidé avec High concept de faire quelque chose.
- JS : pendant mon mastère à l’ESCP, j’ai écrit une thèse sur la fiction TV, pour dire pourquoi il y a des industries qui vont bien. J’étais partie comme toi du fait qu’en fiction, on ne voit que les États-Unis. C’était il y a cinq ans. A l’époque il n’y avait pas encore la concurrence des séries européennes. Pourquoi la France a-t-elle un niveau de production proche de la préhistoire, alors qu’elle est la cinquième puissance mondiale ? Quand on sait qu’Israël, qui compte 8 millions d’habitants et qui a aussi un système de soutien de sa fiction très performant, exporte sa fiction aux USA et la diffuse sur Arte ainsi que dans l’ensemble de l’Europe, on se pose des questions. Comment est-il possible qu’en France, on n’arrive pas à avoir ce minimum ?
- CS : c’est parce qu’en France, on manque encore d’une volonté politique forte. On peut parler d’art dans la mesure où il y a une volonté d’exporter un point de vue. C’est très important pour Israël de s’exprimer aux yeux du monde. Il y a donc une volonté d’exister, de faire des high concepts, d’être un challenger, un concurrent viable.
CB : c’est bien le sens pourtant de la raison d’être de notre système d’aide, du CNC, etc. ?
- CS : dans les faits, en France, trop peu d’auteurs vivent uniquement de la création de fiction originale. C’est normal parce que la création originale rémunère très peu au départ, et développe des fictions que personne n’attend. Cela revient à prendre un risque et donc, à faire de l’innovation sur un marché que l’on vient de décrire, comme non innovant et qui ne cherche pas forcément à l’être (cf. le fameux tout va très bien Madame la Marquise). Aux États-Unis, c’est une industrie, les auteurs et les producteurs ont été obligés de créer des techniques d’écriture véritablement bien pensées et adaptées à ce process. C’est mon point de vue (note : et le mien également, cf. mon billet Les séries US ont-elles tué la fiction française ?). Personnellement je ne crache pas dans la soupe. Je me considère comme chanceux d’être arrivé sur le marché français au moment où tout le monde avait envie de faire de la série (note : en 2005/2006). J’ai ainsi bénéficié de concours de circonstances favorables et cela fait presque dix ans que j’en vis vraiment.
CB : concrètement combien peut espérer gagner un auteur aujourd’hui en France ?
- CS : faut pas se mentir. Un auteur de commande vit bien mieux qu’un auteur original (tant que sa série ou son film ne s’est pas fait, je veux dire). Pour te donner un ordre d’idées (note : voir les résultats de l’Observatoire Permanent des Contrats de l’Audiovisuel (OPCA) qui publie un rapport tous les ans). Les tarifs d’écriture sont globalement les suivants :
- A la commande, un 90 minutes est payé entre 40 000€ et 70 000€,
- un 52 minutes entre 20 000€ et 40 000€,
- Une option sur une bible de série ou un unitaire (fiction originale) se négocie entre 1500€ et 5000€ pour les projets/scénaristes les plus bankables.
- CS : les forfaits de commande ne sont pas négligeables et ces forfaits n’incluent pas les droits de diffusions.
- JS : pour rappel, les droits récoltés par la SACD et reversés aux auteurs à chaque diffusion de leur œuvre sont calculés par rapport à la part de marché de la chaîne au moment de la diffusion. Dans ce système, les auteurs qui travaillent pour TF1 par exemple n’ont pas vraiment intérêt à ce que TF1 perde des parts de marché. TF1 qui était à 35% de parts de marché il y a dix ans est aujourd’hui à 23%. Pour te donner un ordre de grandeur, un auteur double quasiment son forfait à la diffusion sur TF1. Il gagne un tiers de moins sur France 2 ou France 3, et sur Arte (1,9% de parts de marché en 2012), c’est beaucoup, beaucoup moins.
CB : le manque de financement de la création originale est-elle la cause de la crise de notre fiction ?
- CS : en tant que créateurs de fiction originale, Julie et moi (et tous ceux qui font ce dur métier) devons être très bon qualitativement, pour vendre des projets que personne n’attend. Si nous voulons toucher le diffuseur ou le producteur en tant qu’individus, il faut que ça leur fasse plaisir, qu’ils soient contents d’avoir un projet « jocker ». Ça veut dire qu’on est obligés, pour ne pas manger des pâtes tous les jours, d’avoir des techniques. On ne peut plus compter sur l’inspiration ou sur le fait qu’on a une chasse gardée, des réseaux…
- JS : on n’est plus du tout dans la commande mais dans une logique commerciale et donc, malgré nous, dans une logique industrielle et concurrentielle. Comme la fiction française reste encore un artisanat, le manque d’intérêt et de financement pour une fiction innovante explique certainement nos performances médiocres. La fiction française ne cherche pas pour l’instant à se démarquer. Dommage ! Les gadins successifs pris sur les rares initiatives faites sur ce modèle, n’incitent pas les diffuseurs à aller sur cette voie. Les parts de marché restent stables globalement malgré le grignotage continu des chaînes de la TNT dont la plupart appartiennent en fait aux chaînes hertziennes, TF1 maintient donc son emprise (note : pour en savoir plus, lire le billet Quand TF1 a tué la fiction française… sans le faire exprès). Tous ces acteurs font la fiction qu’ils savent faire, point.
- CS : j’ai cependant accumulé un certain savoir faire, par obligation, c’est à dire des techniques, notamment anglo-saxonnes mais pas uniquement. Quand Patrick Vanetti du CEEA (Conservatoire Européen d’Écriture Audiovisuelle) m’a dit « tu es spécialisé dans quelque chose d’assez rare, qui est le high concept et la création de séries. Enseigne, fais des séminaires, viens partager ça avec les étudiants ! ». Certains de mes confrères pour autant ont tout de suite critiqué cette initiative avec une part de défiance soit parce qu’ils n’y voyaient pas d’intérêt dans un monde de commande ou qu’ils doutaient de l’efficacité de travailler avec des techniques étrangères ou qu’ils les jugeaient non adaptées à notre fiction. Forcément, dès que l’on donne des moyens aux gens de faire de l’innovation avec des mécaniques de séries qui fonctionnent, cela créé de la concurrence, notamment auprès des jeunes du CEEA, mais pas uniquement. Et s’il y a de plus en plus de projets innovants, cela va nous servir, en tant que créateurs de fiction. Sur High concept, on a commencé par se dire qu’on allait partager ces techniques avec le plus grand nombre. On a mis gratuitement sur le site des vidéos et le site a pris un peu malgré nous, puis on a commencé à créer cette société. Notre objectif, c’est de valoriser la création originale, de communiquer sur ce métier qui est pour l’instant embryonnaire et qui n’a pas véritablement intérêt, pour certaines personnes, à se développer.
- JS : mais les choses vont changer à court ou moyen terme, c’est notre conviction. Certains facteurs transforment actuellement notre vieil artisanat en industrie. C’est la raison pour laquelle beaucoup de petits producteurs meurent et que des groupes audiovisuels puissants émergent… d’où un certain attentisme général : qui va tirer le premier ?
Ne manquez pas la suite de notre conversation à mon prochain billet…
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